Manager l’après COVID : moins de contrôle, plus de confiance

La situation est inédite, brutale, et ce bouleversement, colossal. On l’entend, on le lit : il y aura un avant et un après, et une fois tirés les enseignements de cette crise, cet après sera différent.

Cette fois, en apparence, « le monde de la finance » aura plié devant l’humain, et singulièrement devant les exigences de notre bien le plus précieux - la santé -. Mais je crains que notre capacité à changer de comportements soit limitée et qu’il nous faille être particulièrement vigilants pour pouvoir inventer autre chose.

« Il ne s’agit pas d’une crise mais d’une catastrophe », indiquait le neuropsychiatre, Boris Cyrulnik, le 25 mars dernier sur France Inter. Après une crise, on repart comme avant ; après une catastrophe, si on repart comme avant, on va remettre en place les conditions identiques à celles qui nous y ont conduit.

Il rappelait également, dans un entretien au journal La Provence[1], que l’agression du confinement peut provoquer, particulièrement chez les plus faibles ou ceux qui souffrent de fragilités psychiques antérieures, des troubles graves et disait redouter les dégâts post confinement : crises d’angoisse, dépressions etc.

Selon lui, il y aura certainement un conflit entre les tenants de la continuité et ceux qui voudront changer de paradigme, même s’il faut, disait-il, espérer une transformation de la hiérarchie des valeurs.

Dans le monde de l’entreprise, si certaines ont su progresser dans la gestion des crises par des procédures adaptées, nombre d’entre elles restent parfois bien démunies face à l’incertain et au chaos, là où l’humain est essentiel pour apporter intuition, flexibilité et une agilité, fréquemment invoquée, mais bien souvent, hélas, sur un mode incantatoire.

Dans un article d’Entreprise & Carrières, les « Héros de l’ombre »[2] , Charles-Henri Besseyre des Horts exhorte les DRH à repenser leur vision des compétences et des talents en regardant davantage la contribution à la satisfaction de l’ensemble des parties prenantes, c’est-à-dire l’utilité sociale, voire l’utilité tout court des emplois. Une nouvelle hiérarchisation de ces derniers pourrait ainsi émerger.

Sortir de la technicité

Comme lui, j’espère que les DRH sauront sortir de leur technicité opérationnelle, certes nécessaire mais non suffisante, pour se saisir de cette opportunité et retrouver à cette occasion une véritable audience dans leur organisation. Audience trop souvent perdue au profit du contrôle budgétaire et de la pression sur les coûts, voire même trop souvent diluée dans des politiques de communication externes en grand décalage avec les réels besoins des équipes et de ce qu’elles vivent.

Si de nombreux dirigeants ont fait preuve d’une grande résilience dans cette période pour prendre en compte, par exemple, la situation de leurs salariés les plus précaires, certaines réflexions, certains comportements, voire une certaine forme de cynisme augurent mal de ce qui pourra se produire lors de la reprise d’activité.

Pour s’en convaincre, il est intéressant de lire le papier des Echos[3] sur tous ces petits arrangements d’optimisation des mesures gouvernementales, sans doute minoritaires. Ainsi, par exemple, les fraudes au chômage partiel alors que le salarié est maintenu dans son emploi, les congés pour garde d’enfant alors que le salarié, là encore, est maintenu dans son emploi, le télétravail qui peut se révéler anxiogène en maintenant une pression insidieuse sur les horaires, particulièrement pour les femmes, devant se rendre disponibles au gré de leur manager, situation délicate en période de confinement…

Le télétravail massif aura changé la donne pour beaucoup, sans parfois que l’on y soit vraiment préparé. Et le rapport au travail aura changé ; le lien avec le collectif s’est distendu alors même qu‘il nourrit, entre autres, le plaisir au travail.

Il faut se convaincre qu’aucun salarié ne reprendra ses marques à l’identique quand viendra l’heure du déconfinement et du retour en entreprise. Il y aura nécessité d’un temps différent, d’une sorte de sas pour que la parole s’exprime, qu’elle soit écoutée et partagée afin de nourrir de nouvelles réflexions sur les modèles économiques, la qualité du rapport à l’autre, et reconsidérer les attitudes et postures managériales.

Les entreprises ayant beaucoup souffert, particulièrement les plus petites, il y a un risque majeur à ce qu’on ne prenne pas ce temps et que l’on n’aide pas les managers à le prendre au profit de l’immédiat et du court terme, du « business as usual ».

Apporter sa différence

La pression provoquée par tous les enjeux économiques liés à l’activité et la rentabilité, voire à la survie de certains, sera sans doute massive, on peut le comprendre, mais passer outre pourrait engendrer des traumatismes à effet de long terme sur l’engagement, la motivation, la solidarité, la confiance, et même la santé des collaborateurs et de leurs managers. In fine, l’efficacité et la performance au long terme pourraient bien être menacées.

Avant de se lancer « comme avant » et acquérir une position stratégique[4], les DRH peuvent apporter leur différence en soutenant cette nécessaire prise de recul. En étant les architectes de cette résilience, ils pourront ainsi contribuer à donner du sens et à renforcer le collectif si malmené ces dernières années. Pour cela, ils doivent alors être capables d’entrainer leurs pairs dirigeants sur le terrain de la culture et des pratiques managériales. N’oubliez pas que le leadership, c’est finalement ce qui se passe quand le dirigeant n’est pas là…

La culture d’une organisation, c’est la grammaire des comportements qui donne à comprendre comment agir. C’est d’une certaine façon le murmure de la parole du haut dirigeant jusque dans l’oreille du manager de proximité qui doit se sentir soutenu pour prendre des risques et assumer ses initiatives. Le manager de proximité se retrouve souvent bien seul face à la complexité humaine, elle-même noyée dans toutes les exigences opérationnelles quotidiennes qui prennent le dessus.

Travailler ce sujet, ce n’est ni renforcer les injonctions venant d’en haut, ni concocter des manuels supplémentaires, pas plus qu’inventer des procédures qui rassurent ceux qui les édictent sans aider ceux qui doivent les mettre en œuvre.

C’est plutôt clarifier les règles du jeu - les mêmes pour tous. Elles doivent être simples et pragmatiques pour être comprises et admises par l’ensemble du corps social de l’entreprise.

Les démarches de co-développement et de partage des bonnes pratiques peuvent aider à nourrir la réflexion. Ces règles du jeu doivent donc clarifier les postures et les comportements attendus et bien entendu, préciser que le « hors-jeu » sera sanctionné, faute de quoi l’ensemble de la démarche n’aurait aucun intérêt et, pis, serait contre-productif.

Comment tolérer encore tous ces comportements humains déviants que révèlent notamment les burn-out ou harcèlements de toute nature, qui témoignent d’une posture peu éthique et ruinent finalement la confiance ? Celle-ci étant, avec l’exemplarité, le carburant essentiel du management.

Je sais personnellement le courage qu’il faut pour libérer la parole surtout quand elle vient déranger un ordre établi. Savoir dire non ou exprimer un désaccord n’est pas si simple quand on peut parfois jouer son avenir, et je comprends que l’on puisse caler devant l’obstacle.

Faire circuler du sens

Pourtant, cette exigence de courage tant citée dans les entreprises, se heurte encore trop souvent à la difficulté de voir vrai et de parler vrai.

Espérons que ce confinement aura fait prendre du recul et fait réfléchir les encadrants sur ces petites lâchetés du quotidien que l’on finit par tolérer quand on ferme les yeux sur les incivilités, l’absentéisme, les retards, les menaces indirectes ou sous-entendues, les comportements inadaptés quand bien même les résultats seraient au rendez-vous. La clé se situe bien là : voir et dire les choses telles qu’elles sont, surtout quand elles ne sont pas acceptables dans le corpus des attitudes souhaitées.

Sans faire preuve de courage dans la relation à l’autre, on entre dans un management mou qui ne sait plus sanctionner et de surcroit, détruit le collectif ; la majorité silencieuse, elle, observe ce déficit…

Arrêtons d’instrumentaliser à volonté « le bonheur » et la « bienveillance ». Je ne suis d’ailleurs pas certain que le bonheur au travail existe, en tous cas, qu’il soit un objectif en lui-même. Toute cette novlangue du management faite de mots « valise » vides de sens font plaisir aux communicants mais occultent le déficit de prise de position et décrédibilise l’autorité si indispensable pour développer l’esprit collectif.

La confrontation par le dialogue - cette capacité à faire circuler du sens en acceptant d’aller alternativement sur le territoire de chacun - devrait être encouragée et faire l’objet d’ateliers spécifiques pour s’y entrainer. Car il n’y a rien d’évident à lâcher prise, à se remettre en cause pour bouger ses certitudes sans renier ses convictions. En être capable suppose un long apprentissage pavé, parfois, de déconvenues.

Des encadrants « vrais »

Si la réflexion en entreprise est présente pour résoudre en permanence des situations, j’observe souvent que la place de la pensée est encore trop faible. Réfléchir n’est pas penser, qui suppose prendre hauteur et recul mais aussi vagabonder en dehors des sentiers battus, sans forcément vouloir atteindre un but ou une solution immédiate.

Penser n’est pas perdre du temps, c’est s’en donner et laisser mûrir les idées.

Ce temps sera nécessaire pour challenger les pratiques d’avant, en repensant notamment les politiques et systèmes de nomination de managers, en s’assurant des qualités humaines requises, a fortiori si le télétravail se développe, pour mener à bien ce qui est attendu dans ces périodes d’incertitude. Moins de contrôle, plus de confiance et de soutien pour faire émerger les initiatives qui ne viennent pas seulement d’en-haut : la richesse humaine ne se mesure ni au grade, ni au statut, encore moins au diplôme.

La performance financière ou opérationnelle est nécessaire, mais elle n’est pas le critère discriminant. En revanche, les qualités humaines, à mon sens, le sont. En être dépourvu devrait rendre impossible l’accès à la fonction de management. Cette exigence devrait être incontournable dans le processus de décision pour promouvoir des encadrants qui seront « vrais », c’est-à-dire capables d’empathie, stables émotionnellement et pleinement dans leur relation à l’autre.

Le temps s’est arrêté pour tout le monde. Nous aurons tous dû faire face à la contrainte et au risque mais pas de la même façon, bien entendu.

Ce confinement nous aura permis de réfléchir au quotidien, d’éprouver une sorte de descente en soi plus ou moins profonde ou élaborée que nous aura imposé ce temps inédit. Nous sommes peut-être à un point de bascule qui peut nous amener à regarder autrement le monde, la vie, notre travail, l’autre, quel qu’il soit. C’est bien là une raison d’espérer.

C’est maintenant, à notre main, à notre rythme, là où nous (en) sommes que nous pouvons bouger, même imperceptiblement, agir avec humilité mais avec la conviction que c’est possible. Et parier sur toutes les intelligences, à tous les niveaux, au sein des entreprises.

[1] La Provence 30 mars 2020 : « Coronavirus-Il y aura des transformations profondes »

[2] Entreprise & Carrières n°1474 du 29 mars 2020, Charles-Henri Besseyre des Horts

[3] Les Echos du lundi 6 avril 2020, page 15, Florent Vairet

[4] Entreprise & Carrières n°1438 du 24 juin 2019, Charles-Henri Besseyre des Horts



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